Que disent les Gouvernements wallon et de Wallonie-Bruxelles ?

La commercialisation du secteur de la petite enfance est envisagée à travers l’ouverture directe du subventionnement aux structures commerciales par deux dispositions :

  • Le Gouvernement compte confirmer le lancement de la première programmation quinquennale de la rénovation des crèches, initiée par Valérie De Bue à la fin de la législature précédente. S’il s’agit bien d’un élément positif pour les crèches publiques et associatives subventionnées, cette subvention de rénovation des infrastructures sera également accordée aux crèches non subventionnées commerciales.
  • Les Gouvernements wallon et de la FWB souhaitent consolider les lieux existants du secteur commercial et leur offrir des perspectives d’un nouveau développement, en leur octroyant une aide sous forme de forfait complémentaire par place et par la mise en place de collaboration structurelle avec les pouvoirs . locaux, notamment pour la mise à disposition des locaux.

Comment ça fonctionne ?

Le tarif d’un milieu d’accueil varie en fonction de sa nature : milieu d’accueil subventionné ou non subventionné par l’ONE. Dans les milieux non subventionnés (structures commerciales), la tarification est libre, tandis que dans les milieux subventionnés, elle est progressive en fonction du revenu mensuel net total du ménage (voir barème ci-joint).

  • Milieux d’accueil non subventionnés : la tarification est libre, et le barème légal « ONE » n’est pas une obligation (certains choisissent de l’appliquer malgré tout) ;
  • Milieux d’accueil subventionnés (tarification liée au revenu) : la tarification est progressive en fonction du revenu mensuel net total du ménage. Ce barème légal est obligatoire. En plus de cette tarification progressive, diverses règles peuvent influencer le montant final (dans les milieux d’accueil subventionnés, les parents bénéficient d’un certain nombre de jours qu’ils ne doivent pas payer lorsque leur enfant est absent par exemple).

Concrètement pour le portefeuille des citoyens

Des politiques volontaristes de développement de crèches commerciales privées auraient des conséquences très importantes sur les montants que les ménages consacrent à l’accueil de leurs enfants.

Quelques exemples sur base du salaire médian par province wallonne du différentiel entre le barème ONE et des forfaits appliqués dans des crèches commerciales de ces provinces.

Province du Hainaut :

Hypothèse d’une maman/d’un papa solo dont le revenu mensuel net est de 2.313,68 € et qui a besoin d’un accueil de 24 jours.

  • Barème ONE : 12,82 € / jour * 24 jours = 307,68 €
  • Forfait crèche commerciale : 620 €
  • Différence mensuelle : 312,32 €

Province du Brabant wallon :

Hypothèse d’un couple dont le revenu mensuel net total est de 5.132,36 € (24 jours d’accueil).

  • Barème ONE : 28,16 € / jour * 24 jours = 675,84 €
  • Forfait crèche commerciale : 982 €
  • Différence mensuelle : 306,16  €

Province de Liège :

Hypothèse d’une maman/d’un papa solo dont le revenu mensuel net est de 2.377,87 € (24 jours d’accueil).

  • Barème ONE : 13,11 € / jour * 24 jours = 314,64 €
  • Forfait crèche commerciale : 650 €
  • Différence mensuelle : 335,36 €

Province de Namur :

Hypothèse d’un couple dont le revenu mensuel net total est de 4.861,20 € (24 jours d’accueil)

  • Barème ONE : 26,98 € / jour * 24 jours = 647,52 €
  • Forfait crèche commerciale : 840 €
  • Différence mensuelle : 192,48 €

Province du Luxembourg :

Hypothèse d’une maman/d’un papa solo dont le revenu mensuel net est de 2.516,69 € (24 jours d’accueil)

  • Barème ONE : 13,86 € / jour * 24 jours = 332,64 €
  • Forfait crèche commerciale : 550 €
  • Différence mensuelle : 217,36 €

 

Ces forfaits n’évoluent même pas à la baisse en cas de maladie de l’enfant.

Exemple de la dérive de la commercialisation en France

Aujourd’hui, le secteur commercial représente 25% des crèches en France et il est dominé à 65% par quatre grandes entreprises qui ont racheté au fur et à mesure les petites crèches familiales. Les témoignages en France sont désormais nombreux sur les dérives de la commercialisation. Les travailleurs de ces grandes entreprises parlent d’usines à bébé. Les commerciaux et les financiers guident la stratégie des groupes : les conditions de travail et l’intérêt de l’enfant deviennent des variables d’ajustement derrière les lignes budgétaires. Dans un marché devenu très concurrentiel, les commerciaux prospectent des entreprises pour vendre des places de crèches ou répondent à des appels d’offre des services publics qui ont fait le choix de déléguer la gestion de leur crèche à des privés.

La masse salariale représentant 80% des coûts de fonctionnement, les groupes baissent leur prix pour emporter les marchés, en comprimant alors les coûts du personnel, en baissant le nombre de travailleurs au minimum nécessaire, sans compenser les absences de personnel, en recourant à des heures supplémentaires non rémunérées et non récupérables par manque d’effectif ou encore à des pauses non rémunérées pendant la sieste des enfants. Certains groupes pratiquent aussi une surfacturation aux familles en leur demandant de payer un forfait pour réserver leur place en crèche ou encore de payer le solde de leur engagement contractuel si elles retirent leurs enfants de la crèche avant la fin du contrat.

Dans les échanges internes entre cadres et commerciaux des grands groupes, on parle d’heures, de lieux, de ratios et de profits à atteindre. Les crèches sont amenées à faire du surbooking comme les compagnies aériennes : dans certains groupes, ce surbook doit être systématiquement rempli au maximum légal de 20%. Les employées de crèches payées au Smic, en sous-effectifs, de moins en moins formées, font tourner leur structure en surrégime : par exemple chronométrage pour donner les repas ou pour changer les couches. Les repas des enfants sont également commandés avec 1 ou 2 ou 3 en moins, en prévision d’éventuelles absences ; les couches des bébés sont rationnés, la qualité des repas revue à la baisse dans les appels d’offre. Un groupe pousse le cynisme jusqu’à créer un budget spécifique pour la mise en œuvre d’une qualité apparente à l’entrée de la crèche (plantes, fauteuil etc.), prioritaire par rapport à d’autres budgets comme les jeux des enfants . Nombreux travailleurs quittent leur crèche et même le secteur de la petite enfance, entraînant des turn-overs très importants au sein des équipes et des problèmes de recrutements.

Dans ce monde où l’enfant devient un chiffre, les travailleurs perdent leur sens au travail et se retrouvent dans une situation de souffrance éthique quand ils doivent prioriser les critères de gestion financière à leurs valeurs sociales. Ce qui fait le lit de la maltraitance des enfants, c’est la maltraitance du personnel, a déclaré une ancienne médecin chef en charge de l’inspection des crèches en France. Ces conditions de travail dégradées constituent un risque de premier plan en entraînant des dérives dans les pratiques professionnelles : un rythme de travail à la chaîne et une banalisation des faits de violence verbale et physique : tirer un enfant par le bras, laisser les enfants pleurer car il faut nourrir les autres, parquer les enfants pour faire le ménage, ne pas changer les canapés sales en attendant du renfort.

Des faits plus graves ont aussi été dénoncés comme des enfants attachés à leur transat ou à un radiateur ou enfermés dans l’obscurité d’un dortoir ou encore des enfants jetés dans les lits, poussés avec les pieds ou humiliés, ce qui entraînent des syndromes posttraumatiques importants chez ces enfants maltraités.

Sources : deux ouvrages journalistiques d’investigation :

  • Daphné Gastaldi et Mathieu Périsse, « Le prix du berceau – ce que la privatisation des crèches fait aux enfants », Seuil, septembre 2023
  • Victor Castanet, « les Ogres – après Les Fossoyeurs, révélations sur le système qui maltraite nos bébés », Flammarion, septembre 2024.

Un autre modèle possible : le Danemark

Extrait de l’interview de Michel Vandenbroek, professeur en pédagogie familiale à l’Université de Gand, sur son ouvrage co-signé avec deux professeurs d’université canadienne et néo-zélandaise « La démarchandisation de l’éducation et de l’accueil de la petite enfance : résister au néolibéralisme » , Routledge, décembre 2022.

https://lesprosdelapetiteenfance.fr/formation-droits/les-politiques-petite-enfance/michel-vandenbroeck-professeur-de-pedagogie-familiale-il-ny-pas-de-solution-bon-marche-de-la-menu

Je crois que le pays qui résiste le mieux de toute l’Europe, c’est le Danemark. Dans notre ouvrage, nous expliquons pourquoi. Les pays qui ont des règlements assez stricts sur les conditions de qualité sont beaucoup moins ouverts à la commercialisation. Et ce, pour des raisons très simples : l’essentiel de la qualité est dans le personnel, dans l’action humaine. Et la qualité de cette action humaine, de l’interaction adulte/enfant, dépend du taux d’encadrement (du nombre d’enfants par adulte), de la qualification de l’adulte, et des possibilités des professionnels d’améliorer leur travail. . . par la réflexion, la formation continue… Et, c’est ça qui coûte de l’argent. Alors, qu’y at-il de spécifique au Danemark et que l’on retrouve dans très peu d’autres pays de l’Europe ? Un taux de syndicalisation très élevé et un syndicat qui ne s’occupe pas seulement des conditions de travail mais aussi du contenu du travail, de la pédagogie. Et qui a obtenu un accord avec le gouvernement pour établir la professionnalisation, c’est à dire l’augmentation des qualifications des professionnels de la petite enfance et la diminution du nombre d’enfants par adulte, les possibilités de formation, toutes ces normes qui font que, pour des organismes commerciaux, il n’est pas rentable d’investir dans les crèches au Danemark.