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La commercialisation du secteur de la petite enfance est envisagée à travers l’ouverture directe du subventionnement aux structures commerciales par deux dispositions :
Le tarif d’un milieu d’accueil varie en fonction de sa nature : milieu d’accueil subventionné ou non subventionné par l’ONE. Dans les milieux non subventionnés (structures commerciales), la tarification est libre, tandis que dans les milieux subventionnés, elle est progressive en fonction du revenu mensuel net total du ménage (voir barème ci-joint).
Des politiques volontaristes de développement de crèches commerciales privées auraient des conséquences très importantes sur les montants que les ménages consacrent à l’accueil de leurs enfants.
Quelques exemples sur base du salaire médian par province wallonne du différentiel entre le barème ONE et des forfaits appliqués dans des crèches commerciales de ces provinces.
Hypothèse d’une maman/d’un papa solo dont le revenu mensuel net est de 2.313,68 € et qui a besoin d’un accueil de 24 jours.
Hypothèse d’un couple dont le revenu mensuel net total est de 5.132,36 € (24 jours d’accueil).
Hypothèse d’une maman/d’un papa solo dont le revenu mensuel net est de 2.377,87 € (24 jours d’accueil).
Hypothèse d’un couple dont le revenu mensuel net total est de 4.861,20 € (24 jours d’accueil)
Hypothèse d’une maman/d’un papa solo dont le revenu mensuel net est de 2.516,69 € (24 jours d’accueil)
Ces forfaits n’évoluent même pas à la baisse en cas de maladie de l’enfant.
Aujourd’hui, le secteur commercial représente 25% des crèches en France et il est dominé à 65% par quatre grandes entreprises qui ont racheté au fur et à mesure les petites crèches familiales. Les témoignages en France sont désormais nombreux sur les dérives de la commercialisation. Les travailleurs de ces grandes entreprises parlent d’usines à bébé. Les commerciaux et les financiers guident la stratégie des groupes : les conditions de travail et l’intérêt de l’enfant deviennent des variables d’ajustement derrière les lignes budgétaires. Dans un marché devenu très concurrentiel, les commerciaux prospectent des entreprises pour vendre des places de crèches ou répondent à des appels d’offre des services publics qui ont fait le choix de déléguer la gestion de leur crèche à des privés.
La masse salariale représentant 80% des coûts de fonctionnement, les groupes baissent leur prix pour emporter les marchés, en comprimant alors les coûts du personnel, en baissant le nombre de travailleurs au minimum nécessaire, sans compenser les absences de personnel, en recourant à des heures supplémentaires non rémunérées et non récupérables par manque d’effectif ou encore à des pauses non rémunérées pendant la sieste des enfants. Certains groupes pratiquent aussi une surfacturation aux familles en leur demandant de payer un forfait pour réserver leur place en crèche ou encore de payer le solde de leur engagement contractuel si elles retirent leurs enfants de la crèche avant la fin du contrat.
Dans les échanges internes entre cadres et commerciaux des grands groupes, on parle d’heures, de lieux, de ratios et de profits à atteindre. Les crèches sont amenées à faire du surbooking comme les compagnies aériennes : dans certains groupes, ce surbook doit être systématiquement rempli au maximum légal de 20%. Les employées de crèches payées au Smic, en sous-effectifs, de moins en moins formées, font tourner leur structure en surrégime : par exemple chronométrage pour donner les repas ou pour changer les couches. Les repas des enfants sont également commandés avec 1 ou 2 ou 3 en moins, en prévision d’éventuelles absences ; les couches des bébés sont rationnés, la qualité des repas revue à la baisse dans les appels d’offre. Un groupe pousse le cynisme jusqu’à créer un budget spécifique pour la mise en œuvre d’une qualité apparente à l’entrée de la crèche (plantes, fauteuil etc.), prioritaire par rapport à d’autres budgets comme les jeux des enfants . Nombreux travailleurs quittent leur crèche et même le secteur de la petite enfance, entraînant des turn-overs très importants au sein des équipes et des problèmes de recrutements.
Dans ce monde où l’enfant devient un chiffre, les travailleurs perdent leur sens au travail et se retrouvent dans une situation de souffrance éthique quand ils doivent prioriser les critères de gestion financière à leurs valeurs sociales. Ce qui fait le lit de la maltraitance des enfants, c’est la maltraitance du personnel, a déclaré une ancienne médecin chef en charge de l’inspection des crèches en France. Ces conditions de travail dégradées constituent un risque de premier plan en entraînant des dérives dans les pratiques professionnelles : un rythme de travail à la chaîne et une banalisation des faits de violence verbale et physique : tirer un enfant par le bras, laisser les enfants pleurer car il faut nourrir les autres, parquer les enfants pour faire le ménage, ne pas changer les canapés sales en attendant du renfort.
Des faits plus graves ont aussi été dénoncés comme des enfants attachés à leur transat ou à un radiateur ou enfermés dans l’obscurité d’un dortoir ou encore des enfants jetés dans les lits, poussés avec les pieds ou humiliés, ce qui entraînent des syndromes posttraumatiques importants chez ces enfants maltraités.
Sources : deux ouvrages journalistiques d’investigation :
Extrait de l’interview de Michel Vandenbroek, professeur en pédagogie familiale à l’Université de Gand, sur son ouvrage co-signé avec deux professeurs d’université canadienne et néo-zélandaise « La démarchandisation de l’éducation et de l’accueil de la petite enfance : résister au néolibéralisme » , Routledge, décembre 2022.
Je crois que le pays qui résiste le mieux de toute l’Europe, c’est le Danemark. Dans notre ouvrage, nous expliquons pourquoi. Les pays qui ont des règlements assez stricts sur les conditions de qualité sont beaucoup moins ouverts à la commercialisation. Et ce, pour des raisons très simples : l’essentiel de la qualité est dans le personnel, dans l’action humaine. Et la qualité de cette action humaine, de l’interaction adulte/enfant, dépend du taux d’encadrement (du nombre d’enfants par adulte), de la qualification de l’adulte, et des possibilités des professionnels d’améliorer leur travail. . . par la réflexion, la formation continue… Et, c’est ça qui coûte de l’argent. Alors, qu’y at-il de spécifique au Danemark et que l’on retrouve dans très peu d’autres pays de l’Europe ? Un taux de syndicalisation très élevé et un syndicat qui ne s’occupe pas seulement des conditions de travail mais aussi du contenu du travail, de la pédagogie. Et qui a obtenu un accord avec le gouvernement pour établir la professionnalisation, c’est à dire l’augmentation des qualifications des professionnels de la petite enfance et la diminution du nombre d’enfants par adulte, les possibilités de formation, toutes ces normes qui font que, pour des organismes commerciaux, il n’est pas rentable d’investir dans les crèches au Danemark.